de Sylvain Tesson –

Les Titans

Scène de la vie quotidienne. Je suis à la Poste pour retirer un paquet qui m’est destiné. J’ai oublié mon avis de livraison. Moi, naïf : « Si je vous donne mon nom et la date cela ne suffit pas ? ». Réponse : « Non ! il faut un numéro, on a simplifié le système ». Jünger voyait dans la réduction de toute chose aux chiffres et à la statistique le glas du règne des dieux et l’avènement des Titans, c’est-à-dire la venue de temps bien sombres.

 

Les absents

Quand vous partez seul, vos proches ne vous manquent pas ?

À la question qui m’est posée, j’ai trouvé la réponse dans le merveilleux livre de Georges Perros, Papiers collés (tome 3) : « Je suis plus sensible aux êtres quand j’y pense que quand je les vois ».

 

 

Les Gitans

Alexandre Romanès est un gitan. Il a fondé un cirque. Quand on assiste à son spectacle, on est emporté par la gaieté légèrement désespérée de la troupe. Les numéros s’enchaînent à toute vitesse, pas vraiment désordonnés, pas toujours bien réglés, mais vifs, énergiques, simples et vrais. La musique de l’orchestre tzigane vous empoigne l’âme, vous tord le ventre. On a envie de se lever, d’embrasser un ours, de casser des bouteilles et de foutre le camp. Romanès est un poète. Il ne le savait pas. Il a connu Jean Genet (l’amoureux des cirques, l’auteur de Funambule) et Jean Genet l’a incité à écrire. Et lui, le fils des routes, qui ne savait pas lire ni écrire et qui venait d’un monde où les livres n’existent que pour caler les tables, il a couché sur le papier les phrases qui flottaient sous le chapiteau de sa tête. Trois recueils de Romanès existent (chez Gallimard) : Paroles perdues, Sur l’épaule de l’ange et le dernier, Un peuple de promeneurs, qui vient de sortir. Ce sont des bijoux pour nos temps de laideur. Des bréviaires de la pensée gitane, des évangiles de la liberté absolue. Des livres traversés de tendresse, de tristesse, de violence. De temps en temps, il y a un éclair d’amour ou de colère qui fuse, comme un coup de couteau. En quelques vers, Romanès, dévoile le génie gitan. Ce haïku romano par exemple : « Devant, la route, derrière, les femmes et les enfants. Autour, l’implacabilité du monde. Ici ou ailleurs, est-ce que ce n’est pas pareil ? ». Et encore : « Pour les Gitans deux choses sont importantes : le sang et l’or ». Et ce dernier : « Dans les tribus gitane et tzigane, le nomadisme est très fort. Il y a sûrement plusieurs explications, mais moi j’en vois surtout une : dans l’univers tout bouge ».

 

Le géant

Wilfred Thesiger, notre Dieu, géant de l’exploration. Les Anglais l’appelaient « l’explorateur en costume trois pièces ». Il pratiquait l’aventure comme un exercice spirituel. De lui, on eût pu dire ce qu’écrit Conrad de son héros dans Au cœur des Ténèbres : « Son besoin, c’était d’exister, et d’aller de l’avant au plus grand risque possible et avec un maximum de privations ». Thesiger, pur produit de l’éducation britannique (Eton !), nous a donné des récits brûlants de séjours dans les ergs hostiles du sud de la péninsule saoudienne. Il y chante les vertus de l’ascétisme, de la camaraderie bédouine, de la fièvre guerrière, contre les valeurs viciées d’un Occident marchand. Dans Le désert des déserts, le documentaire que lui a consacré en 1991 le cinéaste Jean-Claude Luyat (produit par Les films d’ici et reprenant le titre du plus célèbre ouvrage de Thesiger), on suit le vieil explorateur sur ses propres traces dans le Rub-al-Khali. Il retrouve ses compagnons de caravane, plusieurs décennies après son expédition dans le royaume du vide… À la fin du film, Thesiger, après avoir déploré que la modernité a conduit « inévitablement leurs qualité les plus rares à s’éteindre », résume les vertus autrefois admirées chez ses amis nomades : « la générosité, le courage, l’endurance et la gaieté ». Je tiens là mes résolutions pour l’année prochaine !

 

L’embêtant

Entendu dans une conférence : « Il faut se méfier des énumérations pour beaucoup de raisons qui sont les suivantes… »

 

L’affligeant

Vu dans le train, cette publicité : « Être joignable, quoiqu’il se passe ». Cet impératif d’être partout joignable ne devrait-il pas s’adresser uniquement aux détenus en liberté conditionnelle, ces condamnés qui portent des bracelets électroniques et dont l’Autorité doit pouvoir trouver trace à tout instant ? Il paraît que la technologie permettant de recevoir toutes les sortes de médias sur son téléphone portable s’appelle la « 3G ». Après la lecture du formidable ouvrage de Nicholas Carr, Internet rend-il bête ? (éditions Robert Laffont), je me suis dit que les trois G représentaient le Gâtisme, le sans-Gêne et la Guimauve.

 

Les piquants

Avec toutes ces nouvelles églises, ces minarets, ces clochers, ces croix et ces croissants qui s’hérissent vers le ciel, Dieu va finir par se faire mal s’il revient sur Terre.