de Sylvain Tesson
Boire des rasades de poésie
Pour se mettre en train, quelques vers. Ils nous rappellent que rien ne sert de s’agiter derrière les fenêtres de l’existence puisque toute chose est aussi absurde que la buée sur un carreau.
Et qu’est-ce que la vie ?
Un réveil d’un moment,
De naître et de mourir un court étonnement.
Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses.
L’homme est le rêve d’une ombre.
Pindare, VIIIe Pythique.
Se poser des questions
1) J’observe deux éphémères qui se frottent les antennes : font-elles des projets ?
2) S’il y a des mauvaises herbes, c’est peut-être que l’on a enterré des hommes en dessous ?
3) Je me demande si la « théorie du complot » n’a pas été fomentée, en secret et dans la clandestinité, par un petit groupe d’hommes.
Assister au naufrage
Après le naufrage du Costa Concordia au large des côtes italiennes, le capitaine du navire, monsieur Schettino, fut accusé d’avoir déserté les lieux sans prêter aux malheureux les secours que lui dictait l’honneur et lui imposait son grade. Le marin fut sacré par la presse « homme le plus haï d’Italie ». Mussolini avait déjà reçu ce titre (après avoir été porté au pinacle par le même peuple qui le pendit au croc de boucher, quelques décennies plus tard). La vindicte de tout un pays s’est déchaînée contre un marin. Les rats quittent le navire, les loups, eux, hurlent en meute.
Étrange qu’aucune de ces voix indignées ne se soit élevée, avant la catastrophe, contre le principe même de ces paquebots monstrueux qui barrent l’horizon de leurs empilements.
Regarder des cartes
À la fin de l’année, nous sommes trois à traverser le Vercors sur nos skis de randonnée. Nous allons dans le silence des forêts de Vassieux et sur les étendues du plateau d’Ambiel. Un chien nous accompagne, un Border Collie du nom d’Adèle. La pauvre bête est fatiguée de caracoler dans la poudreuse et nous la juchons sur la pulka que nous tirons à tour de rôle. Nous inventons une version du chien de traîneau qui enchanterait les membres des ligues de défense de l’animal : c’est nous qui tirons le chien ! Le soir, nous nous écroulons dans les cabanes de bois ou de pierre laissées à la bonne garde des promeneurs. Je me perds dans la contemplation de la carte au 25:000e. Pas un pli du terrain qui ne porte un nom, pas une bergerie, pas le moindre thalweg qui n’aient reçu un acte de baptême. Les toponymes témoignent d’une anecdote, révèlent une tragédie ou gardent la mémoire de l’existence d’un personnage qui marqua l’endroit. Je me souviens de ces cartes d’état-major russe ou mongol au 50:000e ou au 100:000e. Certaines feuilles consistaient en un grand à-plat de couleur figurant la taïga ou la steppe sans la moindre indication toponymique. Ces cartes-là ressemblaient aux déserts qu’elles représentaient. Des zones qui avalent tout, même l’écho des paroles…
S’apitoyer sur soi
Réfléchir à ses blessures : penser ses plaies.
Plonger dans les zones grises
Gaïdz Minassian vient de publier un essai sur les « zones grises » (éditions Autrement). Il ne s’agit pas d’un ouvrage sur le cerveau humain mais d’une tentative de décrire les processus qui entraînent des étendues géographiques entières à se soustraire au contrôle des États centraux. Déplorant que l’expression soit devenue « fourre-tout » le chercheur explique que trois principes conditionnent l’identification d’une zone grise. Pour prétendre à l’appellation, il faut qu’un espace souffre d’une « concurrence d’autorité, d’une dérégulation sociale et de la privatisation du territoire ». Quand la déréliction politique, économique et sociale a suffisamment gangrené le territoire, celui-ci se détache alors, tel un membre fantôme, de l’état auquel il se rattache. Il est mûr pour abriter tous les trafics, et prospérer au rythme d’une économie parallèle et d’un droit mafieux. Minassian accompagne son étude d’une description typologique de différentes zones grises comme Gaza, les territoires sous l’autorité des FARC, la Somalie et aussi…les « cités à risques » des banlieues françaises. Reporters ! Voyageurs ! Aventuriers ! Pourquoi vous obstinez-vous à arpenter les franges en déshérence du Balouchistan, de la mer de Chine ou de la Colombie alors que les « poches abandonnées ou retranchées» des ghettos de vos campagnes s’offrent à vos aspirations, à quelques pas de chez vous.